Peuples et nations : quelques stéréotypes
Le lecteur d’aujourd’hui, en suivant le périple du Saint-Enoch au travers du Pacifique, ne manquera pas remarquer que Jules Verne tient à brosser le portrait des peuples et nations rencontrés à l’occasion d’escales plus ou moins longues. Comme d’habitude dans son œuvre, les Américains sont présentés de façon élogieuse : le capitaine de l’Iwing, rend aimablement visite au capitaine Bourcart, et a l’élégance de l’informer que ce dernier pourra vendre sa cargaison à bon prix à Vancouver : chez Jules Verne, les relations franco-américaines sont souvent au beau fixe, et cela se confirme donc au chapitre V du Serpent de mer.
Il faut évidemment opposer ces bonnes relations à celles, pour le moins tendues, qu’entretiennent Français et Anglais. De nombreux spécialistes de l’œuvre de Jules Verne soulignent à quel point ce dernier donne systématiquement une représentation négative de l’Angleterre et des Anglais, arrogants, déloyaux, âpres au gain, inélégants, etc. Ici encore, Le Serpent de mer ne fait pas exception : au chapitre IV, le capitaine Bourcart fait hisser le pavillon pour saluer un navire inconnu, comme c’est la coutume. Or le navire ne répond pas au salut : chacun en conclut sur le Saint-Enoch qu’il s’agit d’un bateau anglais : « tout le monde fut de cet avis qu’un navire qui ne saluait pas le pavillon de la France ne pouvait être qu’un « English d’Angleterre » ! » De fait, le Repton est bien anglais, et on constatera facilement que tout au long du récit, ses marins se signalent par un comportement agressif, des techniques de pêche très éloignées du « fair play », et témoigneront d’une reconnaissance assez mesurée lorsque les Français -forcément généreux, loyaux et sympathiques- du Saint-Enoch leur porteront malgré tout secours. Cette opposition renvoie à la rivalité traditionnelle de la France et de l’Angleterre, qui demeure vive alors, en dépit des efforts diplomatiques des deux pays qui finissent par aboutir à la série d’accords signée en 1904 et qu’on appelle « l’Entente cordiale », trois ans après la parution du Serpent de mer.
On l’aura compris, Jules Verne a souvent recours aux stéréotypes dans ce domaine. C’est bien le cas lorsqu’il évoque les populations autochtones. Les Maoris de Nouvelle-Zélande nous sont présentés dans le chapitre III comme accueillants vis-à-vis des marins français, mais il est précisé que « À cette époque, il est vrai, les agressions n’étaient que trop fréquentes en d’autres points de l’archipel. Les colons devaient lutter contre les Néo-Zélandais, et, ce jour même, un aviso anglais venait de quitter le port pour aller réprimer quelques tribus hostiles. » Il est intéressant de noter que si Jules Verne les nomme « Néo-Zélandais » et montre que la colonisation anglaise passe par la force, il utilise aussi le terme « tribus » qui assimile abusivement la nation maorie à des peuplades primitives. Il n’échappe donc pas aux préjugés racistes et coloniaux de son temps. C’est encore plus évident au chapitre suivant, lorsque, passant par les Iles Samoa, le Saint-Enoch reçoit la visite du Roi de Samoa et d’une douzaine de ses sujets, tous à peu près nus. Jules Verne les qualifie de « naturels très incivilisés » et le capitaine Bourcart s’empresse d’offrir une chemise au roi, que ce dernier peine à enfiler. Là encore il s’agit bien de clichés propres à l’époque coloniale, où l’homme blanc se voit dévolu le rôle de civilisateur. On pourrait aussi relever quelques passages assez méprisants à propos des « Peaux-Rouges de l’île de Vancouver au Canada, ou encore à propos des habitants du Kamtchatka.
Il serait cependant réducteur de s’en tenir à cet inventaire. Jules Verne n’échappe pas, bien-sûr, aux préjugés de son temps, mais il a toujours exprimé clairement son opposition à l’esclavage, affirmé à de nombreuses reprises le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et des personnages témoignent d’une authentique admiration pour certaines populations autochtones : on pense à Thalcave, le Patagon des Enfants du Capitaine Grant, vrai héros, beau, intelligent et brave, ou encore à ce que dit le Capitaine Nemo sur les « sauvages » dans Vingt-mille lieues sous les mers : « Des sauvages ! et vous vous étonnez, Monsieur le Professeur, qu’ayant mis le pied sur une des terres du globe, vous y rencontriez des sauvages ? Des sauvages, où n’y en a-t-il pas ? Et d’ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez les sauvages ? ».
Affiche "Le Tour du monde en 80 jours"
Théâtre du Châtelet. Le Tour du monde en 80 jours. Source Gallica/BNF
Edouard VII, Roi d'Angleterre, Empereur des Indes. Le foudre de guerre
S.M. Edouard VII, Roi d'Angleterre, Empereur des Indes. Le foudre de guerre : [estampe] / Jean Veber Veber, Jean (1868-1928). Graveur Source Gallica/BNF